642 pages de mémoires, celles du gars de Dartford, Keith, alias le pirate, alias guitariste-compositeur-pilier des Stones, qui râpe sa vie façon étripage en règle - y compris dépeçage de lui-même -, dans le sobrement intitulé "Life".
Je ne l'ai pas lâché. Je ne l'ai pas lâché mais, par moments, je l'ai lu en diagonales.
C'est du brut. C'est du brutal. Vous en voulez, du rock ? Vous en aurez, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur : l'homme a un regard lucide, et une plume aussi incisive que ses doigts. Hormis un premier chapitre très "j'me la pète d'être junkie", genre victimisation complaisante (on y reviendra), la première partie du livre est passionnante. On y trouve des parents bien campés, une enfance sauvage, et surtout, les débuts de deux potes, les prémisses d'une amitié à fort potentiel : l'alliage des gosses de Dartford, Richards et Jagger. Les débuts de la formation du groupe rendraient musicien le moins mélomane des hommes. On découvre comment et pourquoi le succès des Stones fut fulgurant, sans années de vaches maigres (ou très peu). La bascule, du rien à la starification est violente, violente mais simple là encore, comme s'il était impossible de ne pas avoir émergé aussi vite. A la lecture de ces pages, j'ai la sensation qu'être anglais au début des années 60 a été un privilège incroyable. La sensation aussi que Mai 68 a été un aboutissement et non un déclenchant: en 1966, année stonienne, la messe était dite. Soudain, la moitié de l'aristocratie nous courait après, les jeunes banquiers au nom prestigieux, les Ormsby-Gore, les Tennant, la totale. Je n'ai jamais su s'ils s'encanaillaient ou si nous nous anoblissions. Un résumé très juste des composantes du rock anglais, l'alliance aristos/prolos qui recréa, avec une force musicale inégalée, l'état d'esprit anglais des années 20, celle de la génération des enfants perdus.
Après, on se laisse envahir par la vague du succès, le tsunami des excès, avec, pour nous remettre debout, droit dans les bottes, des phrases bien senties sur l'artisanat du guitariste : Nous avons tous une manière élémentaire, primordiale, de réagir aux pulsations. Nous existons sur un rythme de 72 battements par minute. le train a certes transporté le blues du Delta jusqu'à Detroit, mais il est surtout devenu un élément crucial de l'inspiration des bluesmen à cause du rythme créé par la machine et les rails.(...) L'organisme perçoit les rythmes même lorsqu'il n' y en a pas. Écoutez "Mystery Train" : un des plus grands thèmes de rock'n'roll de tous les temps et pas un instrument de percussion ! c'est seulement suggéré, puisque le corps humain fournira lui-même le tempo. Et c'est bien ça : le rythme doit être évoqué, pas imposé. C'est pour cette raison qu'on se goure quelque part quand on dit "rock" : c'est le "roll" qui compte, pas le "rock".
Une remarque qui peut s'appliquer à toute forme de rythme, y compris littéraire. Richards brosse un portrait élogieux, presque à son insu, de sa fructueuse collaboration avec Jagger : l'un marmonne (Richards), l'autre traduit. Et les deux fonctionnaient à une vitesse effarante, on ne compte pas les tubes composés et écrits en une heure. Les jumeaux se complétaient jusqu'au vertige : intelligence instinctive de Richards, rapidité d'analyse de Jagger.
Après... on plonge dans la came jusqu'au trognon. J'ai eu un sourire à l'évocation des Stones s'exilant en France pour échapper au fisc anglais (les pauvres Britishs, qui ont hérité, pour les mêmes raisons, de... Renaud). J'ai lu en diagonale les descriptions de fix et autres piquouzes maudites, avec, dans le gâchis de l'autodestruction, une vision peu courante: celle d'une autodestruction à DEUX (Richards et Anita Pallenberg). Si les passages sont parfois complaisants (témoignage du gamin qui planque l'héro de son père), l'image du couple infernal est saisissante.
Ces années passent entre gerbe sur scène, course derrière le dealer et travail acharné. On peut accuser Richards de tout, pas de paresse.
J'ai commencé à me lasser à son arrivée en Jamaïque. Là, j'en ai eu marre de la répétition des trips et autres utopies du mégalo squelettique, de son goût pour les couteaux-armes à feu, de la rébellion du milliardaire-voyou des ïles Turk et Caïcos. Mais comme le dit doctement Ingalls, "il faut replacer les choses dans leur contexte" et Richards n'a pas eu le temps d'acquérir ne serait-ce que la notion de décence. Ou, comme le souligne de Caunes en citant Bowie : "il n'a pas lu le scénario" qui accompagne tout pacte faustien de rock star.
La deuxième partie n'est pas la meilleure, les tunnels se multiplient, les crises de manque, aussi.
Tout cela au final pour contempler un Richards qui fait pareil que ses petits camarades (épouser une top model "healthy", pondre des gamins sur le tard, s'habiller en vieille dame indigne) mais qui ne peut s'empêcher de les brocarder. Jagger ? un amoureux de la Jet Set ( qu'on m'explique la différence entre Jerry Hall et Pirate des Caraïbes), possessif et calculateur. Pourtant, en dépit des flèches, on sent toute l'admiration de Richards pour son accolyte. Et la succession de critiques a plus des accents de guitariste frustré : " et moi, hein? Et ma contribution à l'œuvre stonienne?"
On quitte ce livre comme une quitte une planète de tous les dangers, sordide et magnifique.
Baisers d'une pine'up qui sait qu'elle n'aurait pas survécu à pareil mirage, à un tel banquet de gueux.