Je me désole qu'il n'existe pas dans ce pays des producteurs, des réalisateurs et des scénaristes aussi percutants que ceux de l'équipe irlando-canadienne qui a conçu la série Les Tudors. (Et qu'on ne me parle pas des Rois Maudits version Josée Dayan.) On peut m'objecter les libertés prises avec l'Histoire anglaise, peu importe: cette série vous fait plonger avec délice dans un passé étrange et étranger. Oui, Jonathan Rhys Meyers est d'une beauté scandaleuse, à mille lieues de l'obésité sensuelle du roi Henri VIII, campé avec un physique plus adéquat par Charles Laughton dans les années 50 (La vie privée d'Henri VIII - Alexandre Korda).
Premier atout : le sens des grands évènements, c'est-à-dire le rythme général. Les quatre saisons de la série sont déterminées par les séismes européens - les campagnes d'Italie, l'entrevue du camp du Drap d'Or, la percée des idées de Luther, les rapports de quasi haine qu'entretiennent Henri VIII, François 1er et Charles Quint, les papes Clément VII puis Paul III, les grandes épidémies, les duchés à convoiter, les alliances à briser.
Deuxième bonne chose : le choix des acteurs.
Le charme de l'Irlandais Rhys Meyers est certes contestable et totalement racoleur, pourtant il arrive à apporter une présence terrorisante à sa plastique de boy's band. Les femmes ne sont pas en reste : les reines successives ont un rôle très monolithique, très charismatique. Catherine d'Aragon personnifie la dignité blessée, l'intelligence, l'héroïsme agaçant de certaines victimes. Anne Boleyn est sans doute la plus torride et la plus entière des six, ce qui la perdra bien plus que les intrigues des papistes, et la conduira à la décapitation. Jane Seymour symbolise la perfection ennuyeuse, tout comme Anne de Clèves qui lui succède. Catherine Howard arrive, elle, en trublionne à peine nubile, gueugueu limite pub pour shampoings ou posters hamiltoniens et à laquelle on pardonne volontiers sa stupidité, tant elle semble adolescente face à un tyran malade de 30 ans son aîné. La dernière, Catherine Parr, est une synthèse des précédentes (raison, extrême jeunesse, séduction).
Comment évoquer la vie d'un monarque qui eut six femmes et dont l'amour éperdu pour sa seconde épouse précipita un pays entier dans un bouleversement qui dura trois siècles?
En gros, voici ce dont il s'agit: 1509. Henri VIII Tudor arrive sur le trône d'une Angleterre meurtrie par des années de guerre civile, la guerre des Deux-Roses. Son père a juste eu le temps de rétablir un semblant d'ordre, mais les vieilles familles Plantagenêt restent à l'affut, guettant l'occasion de pousser leur droit au titre. Henri se révèle assez vite caractériel. Sa première épouse, tante de Charles Quint, est aussi populaire qu'incapable de lui donner un fils. Qu'à cela ne tienne, Henri la trompe selon l'usage immuable des monarques en exercice. NOTION TRÈS IMPORTANTE que seuls les USA semblent avoir gardée (voir affaire récente) : la vie privée des puissants européens de l'époque - a fortiori des rois - ne leur appartenait pas. La représentation du roi était aussi absolue que son pouvoir, jusque dans sa vie la plus intime.
Les femmes servaient d'alliance, d'appât. Les pères de ces dames les maquereautaient dès qu'ils le pouvaient : voir le père d'Anne Boleyn qui la précipite dans le lit du roi, s'enrichit sans scrupules lorsqu'elle monte sur le trône, puis acceptera sa mise à mort par Henri VIII ainsi que celle de son fils George, pour mieux garder son or - un des personnages les plus détestables de l'histoire.
N'allons pas trop vite : dans les années 1520 le fringant Henri, désespéré de n'avoir qu'une fille de Catherine d'Aragon, décide d'annuler son mariage pour épouser sa maîtresse adorée qui, il l'espère, lui donnera enfin un héritier mâle. Problème : le pape refuse de valider l'annulation. S'ensuivent six années de tractations au bout desquelles Henri, exaspéré par les directives papales, fonde les bases de la religion anglicane: on se passera du pape et le roi remplace Saint-Pierre.
Je ne vais pas vous raconter la vie du roi Henri, mais cette partie de son existence est cruciale pour tout un pays : comment une banale décision de répudiation va balloter les Anglais entre la dynastie des Stuart catholiques et celle des luthériens Hanovre (qui gagneront à long terme). Comment les nobles britanniques ne vont pas cesser de s'écharper au motif d'une théologie souvent remise en question. Comment les révoltes paysannes suivront, au gré de la cupidité des meneurs.
Deuxième remarque : épouser un nombre inconsidéré de femmes de plus en plus jeunes ne vous fait pas passer pour un Don Juan, mais pour un homme pitoyable. Les ricanements de François 1er, les haussements d'épaule de Charles Quint ou le fatalisme d'un Paul III Farnèse à l'annonce des unions successives du Tudor sont le cruel constat de l'immaturité du roi anglais, qui ne fait que se répéter. A la fin de la série, le roi est nu, nu et peu ragoûtant: il offre le spectacle pathétique d'un vieil enfant capricieux, à jamais frustré. Les caisses de l'Etat sont vides, tout est à refaire.
Bonus, ses trois enfants règneront : le petit Édouard VI, Marie 1ère puis Elizabeth 1ère Tudor. Cette dernière, visage passé à la céruse, porcelaine de saxe grimaçante, sera la plus brillante des trois, ce qui est un grand compliment: ils étaient tous très intelligents et remarquablement instruits. Ils mourront cependant sans avoir eu d'enfant : avec Elizabeth, s'éteint l'impétueuse dynastie Tudor.
Dernière raison de regarder cette série : si les coiffures manquent de véracité et donnent l'impression que le cardinal Wolsey sort de chez Dessange, le costumier s'est rattrapé. Débauche de pourpoints en zibeline, délicatesse des cols ruchés de dentelle de Calais (alors ville anglaise, mais plus pour longtemps), justaucorps en soie écarlate, pierreries éblouissantes - la Cour!
Baisers de la pine'up honni soit qui mal y pense, rêveuse devant cette atroce époque durant laquelle la langue française était LA langue européenne. Dire que Charles Quint parlait mieux le français que le flamand ou l'espagnol...
Que restera-t-il de tes divorces, Henri Tudor ?
Des enfants détraqués par tes arbitrages, qui ne s'en sont pas si mal sortis, au vu de ta violence. Et un pays qui, lui, a plongé. Pour mieux renaître...