Je viens d'achever La carte et le territoire.
Chef d'œuvre. Vous n'avez pas lu ce livre ou vous êtes en train de le lire, ne vous inquiétez pas : vous pouvez regarder ce post sans souci, pas question d'en dévoiler l'intrigue.
Si on a pu dire que Simenon était le Balzac du XXe, Houellebecq est l' unique successeur de Georges et Honoré - mieux, il en est une forme de synthèse à l'aube du XXIe. Comme chez ses prédécesseurs, il y a une finesse psychologique qui ne s'essouffle jamais, une capacité de maîtriser l'art de la description et celui du dialogue avec la même maestria.
"C'est à voix basse qu'on enchante"... et "La carte "est enchanteresse par sa force qui part de si peu.
Prodigieux livre sur le processus de création, il se lit presque en dehors d'une identité littéraire, comme "Sunset Boulevard" ou "Les enfants du Paradis" peuvent se voir détachés de leurs créateurs, trésors sans ego sur lesquels on ne peut poser aucune patte ; par leur sujet, le monde du spectacle et donc de l'art dans les deux cas, "Sunset..." et "Les enfants..." rejoignent "La carte...".
L'immense qualité de Houellebecq est sa capacité à partir d'un détail, d'une triste fourmi et à dérouler une intrigue dans un style artisanal - ce qui est pour moi le plus beau des compliments. Il a toujours évité les deux pièges dans lesquels les 3/4 des écrivains français s'engouffrent avec inconscience ou médiocrité : le trop écrit, le regardez la belle phrase que voilà, ou à l'inverse le bâclage total qui tient lieu de posture.
Là, l'œil est neuf, inclassable, indémodable. A Balzac il emprunte sa force descriptive, sa capacité à englober une société toute entière. De Simenon (lire le magnifique "Antoine et Julie" de l'homme à la pipe, je suis sûre que Houellebecq l'a lu) il possède la richesse psychologique, le style sans effort, ce style si coulant, classique, aux dialogues quasi cinématographiques - ce n'est pas surprenant que Simenon ait été un des écrivains les plus adaptés au cinéma. La dernière partie de La carte et le territoire , qui ne faiblit à aucun moment, est du reste directement influencée par l'atmosphère du boulevard Richard-Lenoir.
Si je devais donner une paternité à Houellebecq, ce serait donc bien plus du côté de ces deux grands hommes que de celui de Céline.
Céline est un coup de tonnerre. Houellebecq une mince estafilade, peu profonde mais dont le souvenir se multiplie à l'infini.
En refermant "La carte..." j'ai ressenti une fierté imbécile : qu'il soit français me ravit, moi qui n'admire en ce moment quasiment que des écrivains américains. Et puis, mon éditeur est cité p. 85. En revanche j'ai repéré un pléonasme p. 161.
La carte grouille de milliers de détails qui s'entremêlent dans un jeu pirandellien sans jamais provoquer de vertige ou de sensation d'incohérence, le livre est totalement abouti. Son titre, après lecture, est lumineux.
La carte est un ouvrage si ambitieux et si réussi qu'on a peine à croire qu'après un tel travail - il ne faut pas s'y tromper, cette simplicité, ce ruban ondulant mais d'une logique pantelante a dû demander à son auteur des heures de calvaire -, Houellebecq puisse encore écrire. Le seul léger bémol (très mineur mais bon) est l'usage un peu trop systématique de l'italique, son style incisif et évident n'en a pas besoin.
De sa maniaquerie de la précision jaillit une vision mate, un son étouffé, une couleur qui n'existe pas mais mélangerait tous les pastels du temps.
Quand le succès est à l'heure pour son rendez-vous avec le talent, c'est suffisamment rare pour le saluer et plutôt deux fois qu'une.
Le Goncourt a raté "Le voyage..." Espérons qu'il ne ratera pas "La carte..." le meilleur ouvrage selon moi de Houellebecq, et le meilleur livre que j'ai lu cette année.
Baisers d'une pine'up qu'un tel exploit galvanise et paralyse.