J’aime les voyages, j’aime partir dans une ville, j’aime lorsque la curiosité se déplace en mode radioactif. Je vous raconterai Amsterdam. Mais d’abord Rembrandt.
Je n’avais pas visité le Rijksmuseum depuis sa réouverture. Là, j'ai rassemblé les forces pour entrer dans ce que je savais aller être un bouleversement. Cet hiver, je n’avais pas osé. J’avais bien fait, incapable que j’étais à l’époque de supporter pareille émotion.
J’ai beau appartenir à la famille des émotifs, je pleure peu. La musique la plus poignante du monde ne m’arrache pas une larme, alors qu’elles jaillissaient d’Ingalls dès qu’il écoutait certaines arias (Ingalls avait la larme facile et il n’en éprouvait aucune gêne mal placée).
Donc, je pleure peu. Mais dans la grande salle de l’âge d’or hollandais se trouve le génie qui me décompose.
Heure du déj, moins de monde… Je monte lentement les étages… J’ignore superbement les salles XVIe siècle… Je pousse la grande porte, déjà le cœur s’emballe… La Ronde de nuit est visible au fond de la galerie en dépit de la foule, galerie plus belle que toutes les galeries des glaces, la galerie des Rembrandt. J’avance, désarmée. Mais désarmée devient un état céleste lorsqu’on est bien. Car toute l’humanité du monde va m’exploser au visage. Et cet attroupement central fait presque partie du tableau, comme la lance qui semble nous inviter à pénétrer dans la toile… J’entre donc, sure de ma fragilité, dans le saint des saints. Comment as-tu fait pour connaître aussi bien les hommes et les femmes ? Lèvres gercées, visages à demi dans l’ombre, yeux un peu globuleux, fatuité devenant courage, humilité transformée en bonté, rictus qui fait percer le sourire, peaux laiteuses, peaux fatiguées, couperoses et grandes oreilles, organdi, brocards, turbans et rubans de dentelles, main prenant les armes, main posée sur le sein de la belle, regard qui cache à peine les souffrances, sourcils froncé et ébauche de sourire, halo de lumière qui fait presque croire en l’Au-delà, c’est la vie qui apparait, et elle me fait pleurer. Pas de place sur le banc, je pleure debout. Je ne pleure pas sur la beauté. Je pleure sur la vérité. Je n’aime pas la franchise. Je la trouve laide et vulgaire. Je n’aime pas la dissimulation. Je la trouve lâche et insipide. J’aime la vérité. Elle me confond. Elle me tend la main. Comment as-tu fait pour la capter dans sa plus belle évidence, génie du XVIIe… Avec toi, le mot « posture » n’existe pas. Personne ne peut se cacher devant ton œuvre. Personne ne peut se protéger, personne ne peut savoir, personne ne peut prévoir.
Pas un artiste n’a saisi l’humain comme tu l’as fait. Dispendieux, tu l’as été dans tous les sens du terme. Je n’ai besoin d’aucune permission pour entrer dans ta toile. J’y trébuche, mais en ressortant, j’ai l’impression d’avoir touché le sens de la vie. J’y retourne, inlassablement. Je pourrais mourir devant toi.
Sauf qu’il faut je file car j’ai envie de vivre. Et j’en ai un peu assez de pleurer et d’être regardée avec pitié par les autres clampins de touristes. Reprendre le souffle, penser à s’enfuir pour retrouver le cher ami capable de toutes les sollicitudes. Soupirer un grand coup, comme les enfants… Antépénultième regard… Au revoir.