Pour une fois que je dévore un article (Figaro, archives mai 2008) d'une philosophe dont non seulement je comprends le vocabulaire, mais encore j'épouse les idées, je le recopie tel quel et vous laisse le méditer :
Eh bien si, notre jeunesse
est brillante
Par Chantal Delsol, philosophe et romancière.
je lis ou j'entends dire, presque chaque jour, que nos étudiants sont incultes, et que le niveau a baissé horriblement. Il me semble que cette croyance provient des nostalgies de l'immuable, exprimées à toutes les époques au moins depuis Aristophane. Il me semble que le pourcentage de jeunes cerveaux brillants et cultivés ne change guère. Cependant, la culture a largement changé d'aspect. Je dirais qu'une culture du temps a laissé place à une culture de l'espace.
Qui était le jeune étudiant doué, à la fin des années 1960 ? D'abord un latiniste et un helléniste. Certes, il avait appris l'anglais pendant des années, mais avec des méthodes si poussiéreuses qu'il ne savait décrocher le moindre mot. Il était féru d'histoire, et notamment d'histoire de France. Pourtant, doué ou pas, il n'avait jamais voyagé (peut-être un séjour initiatique en Italie) et, généralement, il aurait eu peur de changer d'aéroport, seul, dans un pays lointain.
Le jeune étudiant doué d'aujourd'hui ignore les langues anciennes, mais il parle au moins une langue rare, en plus naturellement des langues européennes courantes : c'est un polyglotte. Il connaît à peine l'histoire de son propre pays et ne s'y intéresse guère. Même à un âge encore tendre, il a déjà voyagé partout et dans les pays les plus bizarres : il connaît les tropiques, les hommes à plumes et les foules chinoises, les nuits blanches des terres boréales, c'est sa passion, c'est sa bibliothèque à lui. D'ailleurs, il a des amis dans nombre de pays et la France ressemble pour lui à ce village de notre enfance, confiné au point de se croire seul au monde.
Notre étudiant a abandonné le temps pour habiter l'espace. Ce sont les lieux qui l'intéressent davantage que les époques, et la géographie triomphe de l'histoire.
Notre génération, encore installée dans un lieu fixe, creusait inlassablement les significations et recherchait les causes enfouies dans les siècles. Nous vivions dans la proximité des morts : par la connaissance du cimetière où étaient les nôtres, bien sûr mais, surtout, par la fréquentation des livres. La génération des 20-30 ne sait plus où sont ses morts. Elle ne creuse pas les significations, elle élargit le nombre des signes. Elle domestique tous les lieux du monde, sans se confondre à aucune terre. Elle ne lit plus guère les textes des anciens, mais ceux des contemporains. On constatait auparavant, chez les premiers de classe, une passion éberluée de la profondeur, qui les emmenait de texte en texte, à l'infini, vers la compréhension de toutes les choses cachées sous la poussière des siècles. On observe aujourd'hui chez leurs descendants une griserie de l'appréhension, qui les incite à découvrir à l'infini les lieux les plus improbables et les hommes les plus dissimulés dans l'épaisseur des forêts et des déserts.
Ce changement a une portée considérable et indique une rupture de monde.
La culture de l'espace habite dans un monde aplati où tout ce qu'elle connaît advient pratiquement dans cet instant « t » d'à présent. Il s'y passe nombre d'événements, puisqu'ils proviennent de la terre entière, liés par le même instant de leur surgissement et, s'ils se connectent, liés par leur analogie et non par leur généalogie. La culture du temps avait l'habitude de rapprocher les événements de leurs précédents, de leurs sources ou origines. La culture de l'espace cherche les ressemblances ou les échos plus que les filiations. Elle ne connaît plus l'anachronisme, et son monde sans limite est figé.
Aussi se méfie-t-elle du passé, qui indique le dé-passé, donc le non-compréhensible d'aujourd'hui. Elle croit volontiers que tous les critères, toutes les légitimations surgissent unilatéralement dans les raisons de ce maintenant où elle se trouve. Aussi, elle se sent mal à l'aise dans un passé qui lui fait honte, et peu encline à espérer un avenir dont elle n'imagine pas la figure. Quand l'histoire devient une plaine morte et dépassée, délégitimée, elle ne nourrit plus le présent et l'avenir s'avère impensable.
Cette situation nouvelle engendre tout naturellement de nouveaux types de liens entre les hommes. Nous ne cessons pas de parler de dialogue et d'établir des «ponts » entre les groupes humains, entre les cultures et les civilisations ; nous glorifions le monde multicolore et multiculturel. Mais c'est entre les générations que les «ponts» ont été rompus. Quand l'importance du temps s'efface devant le privilège de l'espace, la transmission laisse place à la simple relation. Un échange inégal qui se justifierait par les acquisitions du temps, celui qui s'instaure entre le maître et le disciple ou entre le père et le fils, n'a plus de raison d'être. La transmission sous-entend l'inégalité, sans laquelle le message se nie lui-même. C'est ici l'avènement d'un monde d'égaux.
J'avoue que je me trouve complice et même admirative devant ces jeunes cosmopolites, que rien n'étonne plus, qui ont domestiqué les machines barbares et dont le vagabondage se sent à l'aise sur tous les continents. Au moins quand je pense aux bons élèves que nous étions, penchés nuit et jour sur leurs grimoires dans un lieu unique, craignant le vaste monde et ses bandits supposés. Mais on est bien obligé de se demander si l'espace peut remplacer le temps dans la compréhension du monde du jeune esprit doué. Et quel sera le destin de ces générations si familières de la multiplicité mondiale, et si étrangères au passé, même proche. Peut-on substituer impunément la diversité présente à la grande chaîne des causes ? Comprendre que la terre est si grande, quelle heureuse fortune (nous ne le savions pas) ! Mais cela laisse-t-il supposer qu'elle serait entièrement neuve ?
Baisers de la pine'up qui a des envies de tour du monde