Les années 60/70. Votre univers ressemble à celui du petit Nicolas. Dans votre famille, il n'y a pas de guirlandes de fleurs dans les cheveux. Il y a la messe tous les dimanches et le déjeuner chez les grands-parents. Il y a aussi les samedis après midi vautrés avec les cousins sur le lit à regarder "Samedi est à vous". Il y a cependant des touches d'originalité que vous captez : votre tante a eu l'idée de mettre un escalier Roger Tallon chez elle et prend des cours de judo ; votre mère a abandonné les coiffures choucroute et adopté le patte d'eph qui lui va à ravir. Vous êtes une petite fille qui ne s'aime pas. Vous vous trouvez maigre et laide à l'orée des bouleversements à venir. L'enfance vous pèse horriblement. Vos parents deviennent de plus en plus lumineux, et vous, vous êtes le nez dans les livres en patientant : un jour, ça sera votre tour. Les cours de sport sont une torture, seuls comptent les yeux pour s'évader: le cinéma et les livres. L'oreille n'est pas prête. Il y a toujours la sempiternelle messe du dimanche qui éclaire encore un peu mieux vos parents - vous n'y comprenez pas grand-chose. Juste qu'un homme a créé une révolution d'amour. La paroisse est à fond dans l'aventure Vatican II et vous trouvez les chants affreux, mais l'homélie vous touche, parfois. Vous vous dites en secret : "Un jour, j'aimerai. Et je serai aimée". Non seulement vous êtes une enfant malingre, mais vous êtes aussi très désuète : vous n'aimez que les vieux films et les romans d'autrefois. Parfois, des images de sexualité brutale des années 70 arrivent devant vos yeux et elles blessent vos rêves. Vous commencez à lire n'importe quoi, aussi bien les nouveaux articles féministes des magazines féminins ("Chéri, je te quitte pour la voisine ou comment je me suis découverte lesbienne", "Il me trompe? tant mieux, j'en fais autant depuis un bail") que Gaston Lagaffe ou Gotlib. Vous êtes une petite créature à antennes, qui découvre la vitesse du monde extérieur et qui essaie de s'en protéger. Vous ne voulez pas de bluette qui s'éparpille ; vous voulez un amour nucléaire. Aussi fort que vous ne savez pas très bien, enfant, aimer d'amitié. Vous vous donnez tout le temps sans prendre la peine de recevoir. Les chefs de bande vous terrifient, dans le préau. Vous parlez trop à l'amie nouvelle, pas assez au groupe. Vous fouettez les yeux pour tout engloutir, alors qu'ils sont myopes. En revanche, votre ouie, très fine, est incommodée par la musique; vous entendez le moindre soupir et c'est déjà trop fort. Lorsque votre mère met un disque de Joplin sur le tourne-disque, vous avez envie d'hurler au secours, cela me fait mal. Vous aimez Chopin. Sans vous donner la peine de l'explorer. Vous aimez aussi beaucoup Mozart. Et Bach. Mais il y a peu de musique classique dans votre entourage. Il y a beaucoup de protest singers, dans la musique qu'aiment vos parents ; et elle jure avec l'atmosphère ouatée et un peu ennuyeuse du quotidien. Vous recherchez la gaieté, la tendresse. Le gag, aussi. Surtout pas la tristesse ou la colère qui déjà gronde, un peu sourde, dans votre corps. Cette colère, vous ne savez pas quoi en faire mais vous la détestez; vous n'aimez pas les gens violents, et vous ne les aimerez jamais vraiment, même si certains ont été désireux de vous aimer. Vous vouez une passion aux Beach Boys et à Elvis qui sont pourtant déjà démodés. Ils savent comprendre votre quête de soleil. L'ironie, vous ne savez pas encore la manier. Mais vous savez rire à défaut de savoir communier. Soit vous êtes sombre, renfermée, mutique, soit vous explosez de joie en cascade. Vous avez créé un monde imaginaire qui est le votre, qui est à vous seule et qui le restera. Ce monde que vous tricotez et détricotez vous apporte le calme, la patience, la saveur de l'apprentissage, de l'analyse et de la construction de l'imagination. C'est un monde rempli d'époques différentes. Un jour, entre Leonard Cohen dans cet univers cadenassé et invisible... Il entre par un disque mystérieux rapporté du Canada - votre père voyage beaucoup. Ce disque comporte une chanson qui va vous transporter : Lover, Lover Lover. Vous ne comprenez pas les paroles, si ce n'est le mot Love. Et vous n'avez pas envie de les connaitre. Vous regardez avec attention la couverture du disque : qui est cet homme double? pourquoi la photo de lui en costume vous trouble bien plus que la photo de lui en chemise ouverte? Vous allez mettre un certain temps à le comprendre, mais il brise les codes de l'époque, ridiculise les mecs à cheveux que vous voyez dans les magazines ou à la télé, rend l'originalité hors d'atteinte pour son époque. Au revoir, Leonard Cohen, adieu, my Lord, comme je vous aimais et comme j'avais peur de m'aimer. There is a crack in everything. That's how the light gets in.