Dans ma forêt, il y a un chêne qui ne pourra jamais être abattu. Celui d'un homme né un 22 novembre. Mon général, vous êtes tout simplement mon premier souvenir de vie. J'ai deux ans et demi. Je suis juchée sur les épaules de mon père, place que je ne peux disputer à ma soeur cadette qui est encore un bébé, et je vous regarde descendre les Champs Elysées. Cela compte, la première image imprimée dans la rétine. Est-ce un 14 juillet ? Je me souviens que le ciel était gris et que j'étais bien couverte. Je me souviens d'une grandeur âgée. Et aussi de l'émotion que je sentais chez papa. Nous avions pris la 2CV familiale (elle aussi grise et toujours à sa place - elle fonctionne encore). Je ressens encore ce mélange d'énervement d'aller à un événement seule avec mon père, et de curiosité car je ne comprends rien à ce à quoi j'assiste. C'est quoi, un président ? Mon père tente de me l'expliquer, sans doute, puisque je retiens que c'est le chef. Bientôt, votre image va se brouiller - il vous reste deux ans à vivre et la petite fille que je suis ne vous découvrira que bien plus tard.
Je n'ai pas biberonné à l'ombre du Grand Charles. Ni à l'ombre des militaires. Ma famille comptait surtout des médecins ruraux, plus prompts à la pondération qu'à l'incantatoire héroïque. C'était une famille qui vous respectait et qui respectait votre successeur, mais pas en mode émotif. Ou plutôt si émotion il y avait, et si je l'ai perçue, c'était une émotion de taiseux... Vous avez rythmé ma vie en y irriguant ma vertu préférée entre toutes : le courage. Il n'y a pas de plus belle qualité, dans le prisme de mon ouverture à autrui. Je ne peux pas concevoir l'amour sans courage, ni la réussite sans courage, ni de liberté sans courage. Peu importe l'orgueil lorsqu'il y a colonne vertébrale et volonté de se dépasser pour les siens.
Avec vous, même le mot "gaulliste" parait inemployable ! Il se perd soit dans une solennité figée, soit dans des petites phrases sans intérêt. Les hommes comme vous, on s'en débarrasse par complexe, par admiration rongée de jalousie.
Il y a quelques années, au cours d'une discussion avec un ami pas du tout gaulliste et (donc?) pas du tout de droite, lui me disait : "Est-ce souhaitable pour un pays, un homme sacrificiel, limite christique?" J'ai retenu un OUI du coeur. Mais peut-être avait-il raison. Quoiqu'en ce moment, c'est peut-être moi, qui sait...
La grandeur, mais aussi la tendresse. Les photos que vous qui me touchent le plus sont celles avec votre fille Anne.
J'ai grandi au pays de Clémenceau et de Lattre, nés dans le même village à dix kilomètres du charnier familial. Mais la dureté humaine des deux m'interdisait de leur porter admiration.
Il y a la force et la dureté, et je n'admire que la force.
Quand on regarde vos photos d'enfance, la force est déjà là, empreinte d'une indéfinissable douceur. Cette douceur tue les ricanements, si elle ne tue pas, hélas, les impuissances. Cette douceur ne cherche pas à exister : elle est. Elle gifle les mutilés qui ne l'auront jamais, elle caresse ceux qui n'ont pas honte de l'exprimer.
Dans la nouvelle aventure que j'ai créée, cette boutique de bric-à-brac design, je vends des posters de vous, tee-shirts à votre effigie (faits en France, je vous rassure, par un admirateur aussi drôle que sensible) et même... un tire-bouchon. Ne levez pas le sourcil, n'y voyez pas un mercantilisme mou mais au contraire une petite lumière qui nous fait du bien.
Je vous envoie d'En-Bas mon respect et ma reconnaissance. Je vous dis que je vous aime, comme on aime la plus belle authenticité.
Et en mémoire de votre humour, un dialogue que j'espère vrai :
De Gaulle : "Je suis la France !"
Churchill (exaspéré) :"Non, vous êtes pas la France !"
De Gaulle : "Si je ne suis pas la France, pourquoi continuez-vous à me parler?"