Quand je m'ennuie, je me plonge dans un vieux John Irving et j'oublie tout. Du Monde selon Garp à Une prière pour Owen en passant par mon préféré (L'oeuvre de Dieu, la part du Diable) avec un détour par L'hôtel New Hampshire, Irving signifie electrocardiogramme détraqué des émotions : personne ne lui arrive au talon pour déclencher un rire énorme qui s'étrangle dans l'horreur ou le chagrin à la page suivante et inversement.
Et pourtant les histoires d'Irving, ce sont toujours les mêmes ressorts, toujours les mêmes obsessions : il y a toujours des enfants extra lucides, immensément généreux et sacrificiels, des tatoués, de tendres transsexuels, des religieux sympathiques, des animaux sauvages, des héros doux, fins et passifs, des orphelins, des femmes aux seins surdimensionnés, des rescapés du Vietnam, des pères qui ne devraient pas l'être, des mères qui ne devraient pas l'être, des acrobates et des catcheurs. Souvent aussi, il y a des ours. Dans le dernier, les ours ont été remplacés par des lions et des varans. Dickens à la foire du trône.
Ses deux romans précédents, plus noirs que d'habitude, ne m'avaient pas convaincue. Mais le dernier, Avenue des Mystères, renoue avec la puissance de sa grande époque : Irving est fantastique lorsqu'il se fait conteur d'histoires magiques qui font peur. Il rend la vie et la mort terrifiantes puis rassurantes, il rend les épreuves naturelles, il vous saisit entre présent et conditionnel : ET SI CA ARRIVAIT... champion de la dérision, il ne va jamais dans le dérisoire.
Sans dévoiler l'intrigue de l'Avenue des mystères, quasi calquée sur celle d'Une prière pour Owen, on peut juste dire qu'émerge de ce foisonnement le personnage de la petite Lupe, soeur imaginaire d'Owen Meany en plus sensible et tragique. Clé du livre comme Owen l'était du sien, sa stridence se mêle à une humanité quasi insupportable. Irving est un maitre digne de Rembrandt pour tracer en deux coups d'écriture des mini Jésus hystériques qui vous brisent le coeur tant ils sont vrais.
Irving n'est pas un champion des longues descriptions, ça n'est ni un calligraphe ni un esthète. Ce sont dans les dialogues que tout se joue. A toute allure il dresse les personnages puis les plonge dans l'action où leurs saillies verbales les structurent, les illuminent. A vous d'imaginer leur apparence, souvent succinctement dépeinte. C'est dans la voix de Lupe ou dans celle de Juan Diego qu'on saisit leur nature.
Avenue des Mystères est construit méticuleusement en flash backs, comme un Columbo de génie ; la fin, on la connait vite. Mais l'intérêt réside dans la reconstitution des faits, et Irving va nous faire naviguer entre le Mexique et les Philippines pour nous faire comprendre COMMENT tout ceci a pu avoir lieu et POURQUOI le héros, sorte de caméra subjective de la vie, en est arrivé là.
Les passages mexicains sont bien supérieurs aux passages philippins, mais ce serait aller un peu vite en besogne de minorer ces derniers : ils sont la respiration nécessaire à prendre pour plonger dans l'Amérique centrale, ses déchèteries, ses églises et ses cirques. Les aventures mexicaines sont si tendues, si convulsives qu'il faut leur ménager des pauses.
J'aime autant les livres que je me méfie des émissions qui leur sont consacrées. J'ai quand même regardé La Grande Librairie avec Irving. J'ai réussi à ne pas m'étrangler d'indignation devant le parterre qui lui était proposé : face au géant aux yeux de charbon, dense, penché en avant sur son siège pour mieux capter les autres, se vautrait un Régis Debray bien adossé à son fauteuil comme un vrai Pécuchet, tout de suffisance bue, incapable de résister à une leçon de morale anti US et à une petite analyse critique de ce qu'est un intellectuel, c'est à dire un crétin, notion qu'il réfutait pour lui et dont pourtant il avait tous les codes (morale, parlote sans fin, égocentrisme). Ce que Busnel, un peu agacé sans doute, a souligné dans un sourire affable - Debray a sursauté sous l'insulte mais n'a heureusement pas eu le temps de tenter de s'absoudre de ses péchés.
Irving s'est contenté de répondre à la diatribe anti US d'une manière aussi laconique que cinglante : les USA, ça n'est pas UN pays; ce sont DES pays.
Avenue des Mystères, ce n'est pas UNE histoire. Ce sont DES histoires. Et pour moi, ça rend les auteurs américains indispensables.
Je me consacre de plus en plus à l'étude du Moyen-Age. Deux livres viennent de sortir fort intéressants, l'évêque et le territoire de Mazel qui a bousculé mes certitudes sur la permanence des évêchés depuis l'empire romain et les rythmes au Moyen-Age de Schmitt que je commence à peine et qui s'annonce passionnant.
Rédigé par : Le Nain | 05 juin 2016 à 04:37
Si vous avez envie de vous évader du haut moyen-âge, je vous conseille vivement cette... récréation (avec arguties jésuitiques en prime)
Rédigé par : Valérie Pineau-Valencienne | 06 juin 2016 à 20:24