A l'âge de 11 ans il m'est arrivé une aventure merveilleuse : passer un été dans une famille américaine. Elle habitait non loin de Boston, et avait accueilli mon père lorsqu'il était étudiant là-bas. Nous nous sommes plu tout de suite ; j'ai embrassé, vorace, le pays avec les yeux d'une grande enfant, avec leurs yeux, aussi: j'aimais leur enthousiasme, leur chaleur humaine, leur drôlerie et leur courage qui personnifiait pour la gamine que j'étais les USA. Transportée de joie par leur gentillesse je voulus immédiatement être américaine.
Le patriarche, le grand-père, s'appelait Emmanuel, mais ses petites filles l'appelait Bibs, contraction de bon'pa. Bibs était un homme âgé lorsque je fis sa connaissance, âgé et malade, mais ne parlant jamais de sa maladie. Son regard clair exprimait toute une palette d'émotions. Ma préférée restant lorsque ses yeux pétillaient d'humour. Il y eut véritable coup de foudre affectif, et je crois que bibs reporta sur moi l'immense affection qu'il avait eue pour papa.
Les ancêtres de Bibs étaient des Juifs russes émigrés aux USA au XIXe siècle. Je n'ai jamais su s'il était croyant, mais je le suppose car il allait à la synagogue tout en tonnant : "Tu es ma petite fille, tu m'accompagnes". Car non seulement j'ai voulu être américaine, mais j'ai voulu de toutes mes forces être juive. Il n'y avait pas mieux que cette famille... Et pourtant elle avait eu un lot inimaginable de drames. Bibs avait perdu sa femme et ses deux fils, emportés jeunes par la même maladie. Une fois que je lui rendais visite, il avait longuement contemplé la photo de Bess, sa femme, et avait lâché : "Elle était belle, ma femme..." avec la tristesse, le chagrin du manque. Je n'avais pas su quoi répondre. Je m'étais jetée dans ses bras pour le consoler. Avec ses petites filles, je m'amusais. Avec bibs, nos sensibilités communiaient. Il comprenait mes angoisses, ma volonté de me cultiver, il comprenait ma gourmandise de vie. Il me trainait sans relâche dans les musées (ses petites filles n'aimaient pas ça) et nous nous extasions devant les toiles de Sargent.
J'avais perdu mes deux grand-pères petite ; bibs prit leur place avec l'impétuosité dont il était capable. J'avais trouvé une famille de coeur.
Je revenais extasiée de ces voyages et disais à mon père : "Nous sommes juifs, hein, papa?" Mon père, sans doute attendri, ne me détrompait pas. Un jour, voyant que ça prenait des allures mystiques (je me renseignais pour trouver des chandeliers à 7 branches), papa me prit à part et me confia : "Valérie, il faut que tu saches que non, nous ne sommes pas juifs. Nous sommes juste vendéens et catholiques". J'aurais juré qu'il en éprouvait du regret, mais pas autant que moi. C'était comme si on m'avait dit que je ne savais pas lire.
Je grandis, avec un sac de judéité improbable en bandoulière, je grandis et je continuais à rendre visite à ma famille de coeur et à aller à la synagogue avec eux, tout comme ils allaient à l'église lorsqu'ils venaient chez nous. Bibs inventait pour moi des jeux de culture générale ; nous discutions de plus en plus sentiment durant mon adolescence, et là, il avait un peu peur pour moi. Il disait : "Ma Valérie, tu aimes l'amour, c'est bien. Mais ne te laisse pas aveugler par l'idée de l'amour. N'en fais pas trop, sinon tu seras blessée." Lorsque j'eus 17 ans il tenta de me "marier" (Bibs était aussi sentimental que moi) avec le fils d'un de ses bons amis. Je regardai le jeune homme sage avec légèreté, mais rétrospectivement, bibs avait raison. La suite l'a prouvé.
Bibs avait une élégance hors normes. Ma note pour les crooners n'est pas tout à fait un hasard - Bibs avait le gout de ne jamais se laisser aller. Il n'était pas très grand, plutôt bel homme, en tout cas beau vieux monsieur. Il semblait solide, costaud. Il se tenait droit, il semblait sorti d'une comédie avec Bing Crosby. Il était de son temps. S'accorder à celui de ses petits enfants ne posait pas problème, mais il restait intègre dans ses gouts d'une politesse d'autrefois. Il avait les yeux très bleus, le teint clair, des cheveux neigeux qui virevoltaient dans le vent.
Bibs le pressentait, je me suis mariée jeune, à 19 ans. Bibs ne manqua pas de désapprouver ce qui c'est en effet avéré un échec, mais il fit quelque chose d'extraordinaire : la date du mariage tombait le jour du Kippour; par amour pour moi, bibs brisa pour la première fois de sa vie sa pénitence et fut présent aux premières loges.
Deux ans plus tard il mourait et je fus là pour le câliner dans son agonie. A peine remise de sa mort, j'apprenais par ma famille américaine que Bibs m'avait couchée sur son testament. Comme pour signifier que j'étais aussi sa petite fille.
A présent, chaque jour de Kippour, je l'appelle dans mon coeur. Je ne fais pas pénitence, mais je pense particulièrement à lui. Tu t'appelais Emmanuel Kurland, je ne t'oublierai jamais et un jour, je te retrouverai.