Much Loved, le film de Nabil Ayouch, pourrait être considéré comme un documentaire s'il n'était pas joué par des comédiens. L'histoire se résume au parcours de quatre jeunes prostituées dans un Marrakech de débauche nocturne. Film interdit au Maroc sous prétexte d'atteinte à la moralité et à l'honneur des Marocaines, on pourrait penser qu'il atteint, à la façon de La rue de la Honte sur le même sujet, à l'honneur et à la moralité de tout homme sur terre. Mais en plus cru, en plus violent, en plus acéré encore. Parce que contrairement à la honte secrète des hommes du film de Mizogushi, inexorablement attachés, dépendants de leurs geishas, ici se dévoile le plus entier mépris pour ceux, pour reprendre les paroles de celui qui a failli être notre président de la République, "qui ont une sexualité un peu rude".
Un film à rendre impuissant tout homme possédant un minimum syndical de sensibilité, un film à rendre frigide toute femme aimant l'amour...
L'ai-je aimé ou pas ? La réponse est très difficile. Ce n'est pas du tout un film d'esthète. Et pourtant on y parle de la séduction des femmes. Il y a des passages très réussis, d'autre beaucoup moins.
Commençons par le plus réussi : les actrices font un travail fantastique, elles jouent avec tant de vérité qu'on oublie qu'elles sont actrices. Elles font exister différents caractères assez bien campés sur le papier (la chef de bande, la voluptueuse, celle qui préfère les femmes, celle à peine sorti du bled). Tout à tour insolentes, amicales, dures, glaçantes de violence, même, le regard vide lorsqu'un homme les pénètre pour la dixième fois de la nuit, le soupir mécanique pour que tout ça se finisse, la fatigue sous les couches de maquillage, la courte joie d'avoir gagné son argent sans le devoir à qui que ce soit, suivie immédiatement par la tristesse du lourd tribu payé à ce semblant de liberté... Emerge sans peine de ce quatuor l'actrice Loubna Abidar qui joue le rôle le plus travaillé, celui de la chef de bande. Femme avilie, avilissante, clinquante et entière, son rôle est le plus riche. A elle les répliques qui claquent, à elle aussi les scènes de sexe les plus dures. Elle qui se met du coca dans le derrière "après une étreinte qui lui a fracassé l'utérus et le reste", elle qui rêve dans le taxi l'emmenant à une de ces fêtes infernales "d'une nuit avec un client avec une toute petite bite et beaucoup de fric". Elle qui jette sa propre violence en papotant avec une ancienne qui a quitté le milieu pour ouvrir son salon de coiffure et où, dans ce gynécée de poupées, les paroles insultent enfin ceux qui les ont insultées. Là, entre les bigoudis et les produits de teinture de cheveux, les hommes sont disséqués sans pitié, des Saoudiens tordus aux Français radins...
Lorsque l'atmosphère devient irrespirable, le réalisateur introduit des scènes d'amitié entre ces jeunes femmes. Une amitié assez touchante et assez réussie, contrebalançant la dureté intemporelle de leur métier. A supposer qu'on puisse appeler un métier ce travail redoutable. Il faut les voir s'autoriser à rêver une seconde, une seconde seulement sinon ça fait trop mal, devant un film à l'eau de rose, vautrées sur leur lit, une ébauche de sourire aux lèvres. Un sourire que pas un homme ne leur donnera.
Autre point positif : Nabil Ayouch ne décrit pas la prostitution quotidienne sous un angle complaisant; on est loin d'Audiard et du furtif du dimanche... C'est le principal mérite du film: pas de fioritures, pas d'état d'âme sur le sexe, pas de compassion pour le client, juste du brut, du crade, du fric, du hideux, bref tout ce qui se passe aussi bien au Maroc que sur les trottoirs de Manille, et même à 100 mètres de chez moi, au coeur du bois de Boulogne. Il explore le quotidien de la prostituée que je croise souvent dans le bus, celle qui a fait un mauvais trip devant tout le monde l'autre jour ; celle qui est venue acheter un foulard chez YOK. Celle que, naturellement, en tant que femme, j'ai envie d'extraire de cette galerie des horreurs.
Est abordé également sans fards, dans ce monde de fléaux masculins, le crime pédosexuel avec une scène assez belle de petit matin où les prostituées se retrouvent pour manger un morceau dans leur café en plein air, et où elles nourrissent un petit garçon qui a passé la nuit avec un touriste. Une nuit pour 100 dirhams. On devient femme très jeune, dans ce monde-là. Et parfois, on devient homme à un âge insupportable. L'indignation des prostituées devant les crimes d'enfance est notre indignation.
Maintenant, ce que je trouve beaucoup moins réussi : les scènes de "fêtes" qui ouvrent le film sont trop répétitives, trop longues. On comprend qu'Ayouch a besoin de s'appuyer sur la misère masculine et sur la violente hypocrisie saoudienne pour assoir le film. Mais c'est très lourd, pesant, le constat devient démonstration et ça affadit la portée du propos; Ayouch veut faire voler en éclat l'hystérie de la religion musulmane, l'hystérie des porteurs de pétrodollars? On a compris après 10 minutes de scènes. Après 20, on commence à se lasser.
Autre ratage : l'autre versant de la chef de gang, qui n'arrive pas à aimer ses enfants élevés par sa mère, l'aspect censé nous toucher, ne fonctionne pas très bien. Loubna Abidar, fabuleuse dans la rage, la violence, l'insolence, peine avec les sentiments de douleur. Et les scènes deviennent maladroites, n'arrivant pas à nous émouvoir.
Trop de lourdeurs empêchent ce film de décoller vraiment. Il devient à l'image de ces jeunes femmes qui passent leur vie à bâfrer pour compenser : trop lourd, trop bourratif pour être bouleversant.
Mais il y a dans la vision d'Ayouch des prostituées de son pays une telle vérité, une vérité si embarrassante que j'ai envie que tous les hommes voient ce film. Même si ça ne sert à rien, le porc restera porc, le tordu restera tordu, et le misogyne restera misogyne. Le gentleman, lui, sera horrifié. Ennuyé. Et étranger à ce monde étrange. Tant mieux pour lui. Tant mieux pour nous. Oui, ce film a ceci de révélateur : il ennuiera toute personne qui a une vision assez saine, joueuse et joyeuse du sexe.
Un film triste, ennuyeux, sans une once de tendresse... Est-ce un mauvais film? Je n'en suis pas certaine.