Mes triomphes japonais
Ils ne sont pas nombreux, mais quand je me souviens de l’enfance et de l’adolescence, ils furent tous deux décisifs. Essentiels. Fondateurs. Capitaux. Le premier est une extase scolaire: en 1976, alors que l’épilepsie avait commencé son travail de ravage cérébral et que les mathématiques semblaient déserter mon crâne pour le restant de mes jours, le français, langue adorée entre toutes, se cramponnait farouchement à ma personnalité désormais friable, se révélant en plus une arme redoutable pour contrer la maladie. Seule matière rescapée du naufrage des 10 ans, je l’ai aiguisée avec un soin précieux. Donc, en cet hiver 76, j’étais une enfant qui méprisait tout congénère paresseux : la vie était un sale tour, seul valait le travail acharné, peu importe la victoire. Les cancres à la Prevert m’ennuyaient, les moyennes dociles bonnes en gym me semblaient horribles et ploucs : faire souffrir son corps alors que le mien souffrait tellement sans rien avoir demandé, quelle absurdité.
Ce qui fait de moi une anti-nipponne: la jouissance dans la souffrance est un plaisir qui m’est totalement étranger. Pire: c’est à mes yeux un truc d’impuissant. Seul l’amour tendre et poétique est digne de quête - en cela je suis un pur produit du génie français. J’ai écrit bien plus de lettres d’amour que toute créature végétant sur les bancs de mon sage collège. En cette année 76, les dessins animés japonais venaient de faire leur apparition sur les écrans français : ils m’ont immédiatement révulsés. Non seulement j’étais une gamine brumeuse et exaltée, mais j’étais aussi une ardente féministe en herbe. Or ces dessins animés montraient des gamines aux rires défigurants, aux yeux trop gros et aux petites culottes visibles à tous les vents. Les Japonais devinrent alors pour moi un peuple de gros pervers à la sexualité détraquée, voire criminelle, et à l’univers peuplé de fillettes aguicheuses. Une honte. Seule la prof de français, excédée par cette mode d’accessoires roses, semblait me comprendre. Elle nous invita un jour à pondre une rédaction sur un vieux plumier en bois et une trousse japonaise. L’imagination aux aguets, j’ai produit alors une histoire d’amour-haine torride entre les deux et je remportai la plus haute des récompenses : un 19 jamais atteint pour une copie de français. Ma réputation était faite au sein de l’école et j’estime qu’à compter de ce jour béni, je suis entrée dans la famille des écrivains.
Le deuxième souvenir japonais est adorable: mon premier petit ami me couvait comme un trésor. Nous passions notre vie dans les musées, ce qui m’enchantait autant que lui. Seul gros problème à cette charmante histoire: il avait 21 ans et brillait en fac d’architecture, j’en avais 14 et je brillais en classe de seconde littéraire. Notre histoire somptueuse était d’une chasteté merveilleuse pour moi, bcp moins pour lui. Sa mère, célèbre orientaliste, me détestait. Je sentais qu’elle était effondrée par ma présence adolescente. Mais je m’en fichais éperdument : j’étais persuadée que j’allais épouser Charles une fois la majorité atteinte et que nous allions mener une vie d’harmonie totale, entre tendresse et création. La vie fut plus tortueuse, mais j’avais raison : à 38 ans, j’ai rencontré l’architecte qui accepta mon esthétique de vie et qui s’y coula voluptueusement, entre tendresse et création. A 14 ans, j’avais un peu présumé des forces de Charles. Il m’offrit néanmoins, à l’acme de nos étreintes innocentes, ce roman de Kawabata. Je n’y compris rien sinon qu’il allait bientôt me quitter.
Quand il revint 4 ans plus tard vers moi, j’avais compris le roman et je refusai poliment de reprendre notre canevas amoureux.
Ces deux épisodes me sont apparus dans toute la splendeur de leur valeur initiatique lors de l’expédition nipponne: le Japon, c’est à la fois mon antithèse et mon double. A pays paradoxal, logique hexagonale...
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