Souvenirs de cerisiers au printemps
Au CP de l’école primaire où j’étudiais - une école de bonnes sœurs assez pédagogues, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler-, deux petites Japonaises ne parlant pas un mot de français ont fait irruption, un jour de septembre. Elles étaient aussi dissemblables que possible : l’une, Etsu, avait un large visage à la peau très mate, encadré par des cheveux drus, brillants, coupés dans un carré sévère et retenus par une barrette sur le côté. Elle irradiait l’énergie et la volonté. Ses yeux en amande, très écartés du nez, semblaient pouvoir regarder le monde à 360 degrés. Etsu n’avait rien d’une petite fille. Elle était d’une ambition brutale, franche, assumée. Elle paraissait sortir d’une famille de jeunes taureaux furieux, paraissait née pour la revanche. Sa compatriote, Keiko, était une petite estampe à elle seule, une distillation de la féminité aristocrate exsangue : elle était très menue, avec une peau presque translucide de blancheur, le visage allongé où trônait une petite bouche un peu triste avec des renflements sur les côtés qui semblaient attendre la pousse de moustaches de chat; sa chevelure était rare, quelques petites baguettes relevées en pauvres couettes grâce à des élastiques kawai et sophistiqués. Elle était toujours habillée avec une grâce discrète que pouvait permettre notre uniforme, le féminisant par de menus détails (attaches de cheveux, broderies sur les cols...) Autant Etsu marchait d’un pas rapide et était pleine de santé potelée, autant Keiko semblait crouler sous son petit corps qu’elle peinait à tenir droit : Keiko bougeait comme une anguille agonisante. Elle était par ailleurs très gentille, alors qu’Etsu nous regardait avec une indifférence confinant au mépris. En cette époque pré épileptique, j’étais dans le troupeau des têtes de classe et j’y côtoyais nos deux Japonaises qui avaient rattrapé leur handicap de langage en un temps record. Les observer à l’annonce des notes était édifiant: Etsu se levait d’un bond, sûre de ses résultats. Quand elle était première (cad les trois quarts du temps), elle jubilait ouvertement. Parfois, je la battait d’un cheveu, ce qui la renfrognait tout aussi ouvertement. Keiko, elle, accueillait ses bonnes notes avec placidité et simplicité.
Chose curieuse, elles s’évitaient. Comme si leurs différences de caractères symbolisaient des différences de castes étrangères à nos préoccupations d’enfants français. J’avais imaginé la première issue d’une famille d’industriels récemment enrichis, durs à la douleur, tendus par la volonté d’en découdre avec les élites, et j’avais donné à la seconde le rôle de petite princesse égarée dans le monde moderne.
Ces deux petites filles sont restées dans mon école le temps du primaire. Après, elles se sont conjointement envolées vers de nouvelles aventures, et je ne les ai plus revues. Je n’ai jamais su laquelle je préférerais: la guerrière ou l’enfant-trésor. Je me souviens avec acuité de nos photos de classe : Etsu y souriait d’un faux sourire, un large sourire de petite ogresse. Ce faux sourire me touchait: j’y voyais le poids des parents. Keiko trimballait sur ses photos sa douce résignation de lettrée, sa subtile joliesse.
J’ai bcp pensé à elles durant mon voyage, et j’ai saisi mon erreur lors d’une visite au musée Nezu : je m’étais trompée.
Elles venaient effectivement de clans différents, mais c’était Etsu l’aristocrate descendant d’un clan Han émigré au Japon en des temps millénaires. Keiko, elle, possédait un nom de famille récent et industriel.
Que sont-elles devenues... Etsu doit avoir un très haut poste quelque part dans le monde - Je n’ai jamais vu un tel désir, si jeune, d’en découdre intellectuellement. Keiko doit travailler dans la mode, dans un secteur créatif - les maths n’étaient pas son fort. J’espère qu’elle n’a pas perdu son raffinement, qu’elle possédait comme un héritage imaginaire.
Au pays des ruches, les petites abeilles doivent sauter bcp d’obstacles pour y arriver.
Entre guerre et kawai, je leur transmets mes souvenirs. (Prénoms changés.)
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