Si loin, si proches. Pour nous rappeler les dieux de la bêtise qui les ont envoyés au massacre. Une génération engloutie pour nous apporter une paix temporaire à laquelle succédera le déchainement du Mal absolu. Si loin qu'on se souvient à peine du pourquoi de cette guerre. Si proches que, dans les familles, chacun fête un aïeul passé sous les fourches des obus et des fusils.
Si nous ne fêtons pas le centenaire de la paix en Europe, nous commémorons notre chance inouïe : celle de ne pas avoir connu la guerre, de ne pas avoir d'enfants tombés au champ d'honneur. La violence de notre Europe est une violence de désoeuvrés- faut-il s'en plaindre? A en croire certains, oui... Ce que je retiens de ces commémorations émouvantes: les lettres de soldats extirpés du passé pour nous transmettre leur détresse, la précision de leur supplice, la barbarie de leur calvaire. Ce que je retiens aussi des images-souvenirs que les uns et les autres postent sur les réseaux sociaux: nous avons tous nos fantômes aux vertus de sauveurs. A quelques nuances près : dans les familles j'allais dire "normales", ces ancêtres sont cités avec respect et humilité. Dans les familles de militaires, ces citations me donnent souvent froid dans le dos tant on sent que le traumatisme ne s'est pas limité à un moment dramatique, mais qu'il a été véhiculé, qu'il a piétiné aussi les héritiers, leur donnant non pas l'amour de la famille, mais le culte de celle-ci, au mépris parfois de tout bon sens; certains enfants des soldats de métier continuent à avoir envie d'en découdre, pour essayer d'obéir à grand-père, pour essayer - pathétique oxymore - d'être un héros en temps de paix.
Rien de me fait plus peur que ces pseudos aventuriers rêvant de barbarie pour se croire courageux. Ceux-là, il faut les combattre, mais peut-être, aussi, tenter de les comprendre, pour mieux se garder de leurs égos abimés - ils sont avant tout bien à plaindre... La plainte des costumes trop grands, mal taillés pour le quotidien. La plainte des héritages de brutes. La plainte qui transforme des enfances en mémorial pour psychopathes.
Une des plus fines peintures de cette tragédie historique se trouve dans un court roman écrit par l'acteur et écrivain Christophe Malavoy : Parmi Tant d'Autres. Il relate les derniers jours de guerre de son grand-père André. Mais pas seulement... Malavoy observe dans un jeu de miroir ses propres émotions face aux souffrances des ancêtres, et nous permet de percevoir, dans un autre récit tout aussi subtil, A Hauteur d'Homme, la difficulté de s'extraire d'une éducation donnée par des survivants poly traumatisés. Christophe Malavoy, lui, a su briser ces chaines maudites qui pérennisent les éducations violentes et les humiliations inutiles. Sans jugement, il dessine des hommes qui n'ont pas pu se dégager de leurs coups. Cher Christophe, je garde un beau souvenir de notre jolie rencontre lors d'un salon du livre il y a une vingtaine d'années. J'avais eu la chance de pouvoir te dire à quel point j'avais été bouleversée par tes deux ouvrages. Le 11 novembre 2018 est une date rêvée pour te le redire.
Un jour ou l'autre il faudra qu'il n'y ait pas la guerre, et c'est à nous, enfants de la paix, de la garder. Alors je salue tous les chefs d'état venu se recueillir sur les tombes, je salue ces journées de commémoration, je les respecte, paisible mais très émue.