A celles et ceux qui, comme moi, sont nés au milieu des années 60, le monde des baby-boomers est si loin, si proche. De très grands frères que j'ai vu se transformer, pour certains, en vieux ados embourgeoisés.
J'ai toujours eu du mal avec leurs paradoxes. Quand on a eu 20 ans sous le joug du préservatif, sida oblige, on n'est pas forcément très tolérant au jouissez sans entraves. Et on n'est pas tolérant non plus aux êtres humains qui tentent de se faire respecter après avoir bruyamment crié merde au respect. Quand on a eu 20 ans avec les prémices du chômage de masse, on n'est pas non plus à même d'admirer une génération qui pouvait se permettre de claquer la porte de son emploi du jour au lendemain avec l'insouciance - le luxe - de retrouver un autre boulot dans l'heure qui suivait. On n'est pas non plus ravi, quand on est profession libérale, de verser à l'ogre URSSAF des retraites en or aux retraités des Trente Glorieuses. Les jeunes cadres de cette époque, dans les films de Sautet ou de Broca, on a l'impression qu'ils ne fichaient rien.
Et puis, quand on aime étudier l'histoire, on se rend compte que 68 est un aboutissement, bien plus qu'un déclenchant: c'est le rock qui vient tout bazarder, et le rock, il débute en 54. James Dean et l'éloge de la jeunesse en nouvelle puissance commandante, c'est dix ans avant le rouquin sur les barricades de Nanterre. La Fièvre dans le sang, cela date de 1961.
Si je convoque la cohorte de ces grand-frères et grandes soeurs, pour être délicate sur l'âge qui nous sépare, leurs confidences et leurs influences ont des couleurs contrastées, parfois drôles, parfois sales.
Il faut vous dire que les baby-boomers, j'en ai rencontré une bonne partie à l'âge de leurs premiers douloureux élancements : ils avaient 50 piges lorsque je publiai un livre qui a marché. Ils avaient les meilleurs postes à la télé... ils s'habillaient débraillé chic hors de prix, portaient plutôt beau, et se faisaient un plaisir de vous serrer la main en remontant la leur jusqu'à votre épaule (oups, pardon). Ils avaient des têtes à la Pierre Arditi et frissonnaient la narine en vous murmurant : "Que voulez-vous, je suis resté un vieil adolescent..."
Polie comme vous l'étiez avant l'an 2000, vous n'osiez pas trop leur répondre qu'un ado, c'est déjà pénible, alors un vieil ado, c'est tout bonnement insupportable. Vous n'osiez pas trop leur faire remarquer qu'à 35 ans, vous trouviez un peu effarant d'être convoitée par un homme qui avait pour vous un âge canonique. Et que n'ayant pas de problèmes avec l'image paternelle, la votre étant dieu merci bien structurée, votre fraicheur avait envie d'autres cieux. Mais vous les écoutiez. Ils vous disaient qu'ils avaient vécu une libération ; une nouvelle respiration. Que la vie avant 68, c'était un cauchemar, pas une jeunesse. Ils parlaient de la leur avec un air exalté. Comme ils avaient tous (et toutes) très bien réussi, vous tiquiez un peu aux annonces "moi, trotsko, je me foutais sur la gueule avec les Maoïstes à Louis-Le-Grand".
Lorsque vous disiez avec candeur : "Le goulag, ça ne vous a jamais perturbé? la Bande des Quatre n'était pas la seule à commettre des atrocités, non?" Ils sursautaient à peine et répondaient que "c'était l'époque".
Lorsqu'ils exprimaient une admiration sans borne pour les écrits de Foucault, vous passiez pour coincée si vous répondiez que les abominations de la vie sexuelle de ce mec ne vous inspiraient qu'épouvante. Sans parler des petits marquis salingues qui continuaient à mettre de sales pattes cultivées sur la grande enfance.
Ils faut dire que les babys boomers avaient tous les pouvoirs culturels. Tous. Ne pas les admirer était signer un arrêt de mort. je l'ai signé, sans regret.
Les temps changent... A présent, ils vacillent, l'été passant. Ils peuvent de moins en moins réclamer une attention de la jeunesse, ils n'en ont plus les moyens, leurs économies ayant fondu sous la pression fiscale de leurs copains politiques. S'ils sont toujours cultivés, ils jouent à Ronsard. Ils se prennent des vestes ou bien vivent un petit âge de gaieté avec une ou un jeune ayant de graves névroses infantiles. Ils portent de moins en moins beau, n'ayant pas de modèles autre que le sexy. Dommage, mais n'est pas James Stewart qui veut. Et défraichi ne va pas très bien avec rock, désolée, monsieur Ardisson, le cou d'un homme, à un moment, il se cache. Ils se moquent de Madonna (la pauvre, quelle déchéance, elle a vieilli, elle est ridicule) sans réaliser qu'elle est leur élève la plus obéissante du monde du spectacle.
A présent, chers amis, c'est moi qui ai 50 ans. Mais jamais, vous m'entendez, jamais je ne prendrai votre chemin. Je laisse aux quadras - la génération petits mouchoirs que vous avez massacrée en refusant de lui donner la souveraineté de la jeunesse, ne lui laissant que la fidélité à ses parents, c'est à dire vous - la maigre joie de vous encenser. Une fidélité qui la jette dans les pièges de l'impuissance. Je n'ai pas de parents à tuer, je n'ai que des baby sitters à moquer, quel soulagement... Vos esthétiques de turpitude, j'en fais des papillotes, les écrits inhumains de votre grande époque trentenaire, aux oubliettes, votre cinéma pissefroid, rien à faire, le Nouveau Roman, illisible, votre mauvaise foi, répugnante : les punks sont morts et les ouvriers votent Le Pen, beau travail, il vous reste à pleurnicher sur la perte de l'accent circonflexe pour mieux masquer le désastre de votre Education Nationale...
Ah si, vous avez créé la plus belle musique du monde ; la plus joyeuse, la plus dansante, la plus rythmée, la plus aérienne, la plus libre... Mais vous ne pouvez plus danser sur elle, sous peine de grotesquerie. N'empêche : merci les gars, je reconnais ma dette et je vous envoie ma reconnaissance.
Et puis c'est vrai, vous avez institutionnalisé la féroce critique des ancêtres. Alors serrez les dents, parce que votre tour est venu. On fêtera votre cinquantenaire dans un an, mais je ne suis pas certaine que cela vous fera plaisir. Mon dieu, c'était il y a si longtemps... #Mai68