- Ma chère, j'espère que tu as pris tes places pour le 30 octobre.
C'est ainsi que j'avais été avertie deux mois auparavant par un ami musicien du concert des Beach Boys à Paris, salle Pleyel.
Ma réponse fut frileuse :
- J'ai peur que Brian Wilson soit ailleurs...
- Quand bien même, il y a les autres musiciens et il joue Pet Sounds en entier...
On ne résiste pas aux injonctions musiciennes ni à Pet Sounds en entier, et je me suis retrouvée hier soir le coeur battant devant l'entrée de la salle Pleyel, pâle de trac à l'idée d'écouter un album qui date de l'année de ma naissance. Mais quel album...
Devant moi, au guichet pour retirer les billets, Laurent Voulzy en mode vestale du temple. Plus un ou deux écrivains d'aspect défraichi mais le regard brillant. Des jeunes, beaucoup de moins jeunes, tous unis par la transe du mélomane, celle qui savoure sa chance d'assister au sacre parisien du dernier Beach Boys dans une salle pleine à craquer.
Il flottait un parfum de vénération dans l'air, et j'avais grand peur d'être déçue ; qu'allait-il advenir des harmonies aériennes dans ce décor de musique classique, qu'allait-il advenir des voix si claires, défiant toute stridence, si haut perchées mais si justes avec un Brian Wilson sanctifié au crépuscule de sa vie? Y allait-il avoir résurrection ou non?
Peu importait, avant le commencement, la salle était acquise à l'homme revenu de l'agonie cérébrale, acquise à sa bienveillance doublée de génie.
Pet Sounds est un album tellement à part dans la famille du rock que j'hésite à lui donner cette paternité. Son accouchement, un des pires de l'histoire, s'est soldé par une plongée dans la folie. Brian Wilson a réalisé une splendeur en multipliant par mille les difficultés. Il a torturé son imaginaire pour aboutir à une simplicité quasi introuvable : il est parti d'une symphonie pour arriver à l'harmonie du rock, prenant à contre pied tous les codes du genre. Ecrire non pas pour quatre musiciens (comme les Beatles), mais pour onze. Les épées étaient affutées à leur paroxysme pour tomber dans la lourdeur orchestrale, pour sombrer dans une pitoyable tentative d'anoblir le rythme binaire, le grand écart pour réunir classique et rock semblant catastrophique, voire impossible. La preuve en est : à chaque fois qu'on orchestre un tube de rock, il devient une sorte de monstre hybride et pompeux. Pet Sounds a échappé à tous les écueils : de l'ambition démente de son auteur est sorti un son inclassable, une union parfaite entre la complexité de la musique classique et la joie sensuelle du rock. Un monument de raffinement au service de la clarté.
Allais-je assister à un concert de rock ou à un concert de musique de chambre ? J'ai assisté aux deux et ce fut merveilleux.
Wilson, solidement épaulé par des musiciens qui n'ont plus rien à prouver, s'est présenté dans toute sa candeur. Celle d'une certaine Amérique qui n'a pas peur de paraitre ringarde, qui se fiche bien des décors (celui de la salle était franchement hideux avec ses rideaux multicolores façon manège enchanté) celle qui fait un petit speech courtois avant chaque morceau,remercie poliment son public, celle qui va faire un show et n'a pas d'autre ambition que divertir et vous donner les moyens de vous évader.
Alors, même si la voix de Wilson - qui n'a jamais été son point fort - est éprouvée par la maladie, même si le sublime God Only Knows ne fut pas l'acmé attendue, il reste, dans cette musique de plage, une capacité hors du commun à vous porter ailleurs, à faire défiler devant vos yeux extasiés des images insoupçonnées.
Au balcon, de jeunes amoureux se sont levés pour danser sur Good Vibrations. La foule du fond s'est pressée vers le devant de la scène, balayant les allées réservées aux chanceux de devant. Wilson et Jardine, rescapés des années surf, ont déployé leurs ailes de magiciens pour les englober dans leur charme. Un enchantement. Une acoustique au service des harmonies, une foule tétanisée par le talent sans posture, et ces divines mélodies aux paroles un peu idiotes (ma petite amie est partie, je suis triste) nous ont tous propulsés dans une clameur muette : encore. Toujours. Que cela puisse durer à l'infini...
Surfer Girl, fredonnée dans un océan de douceur, Love and Mercy, qui a vu à la fin la voix de Wilson renaitre véritablement, mais encore et toujours la fusion troublante de musiciens en chemisettes atomisant la musique de l'insolence.
Lorsque génie il y a, sa politesse surpasse l'impertinence. Sa tendresse n'a pas besoin des ricanements pour se protéger. Il s'exprime dans une forme de joie calme et surnaturelle.
Ma petite amie est partie et je suis triste ? Je regarde les surfeuses sur la plage ? Les moments les plus anodins de la vie ne le restent pas sous le coup du talent, ils se transforment en contes extraordinaires.
Merci à Sam Karlson : tu avais raison, quand bien même, il reste Pet Sounds...Wouldn't It Be Nice...