C'est ma ville, et je l'aime pour le paysage qu'elle m'a offert lorsque j'étais enfant. Les gens qui n'ont pas connu cette ville gamins ne peuvent pas bien comprendre... parfois, les potes parisiens haussent le sourcil : "Tu habites Boulogne?" avec l'air vaguement condescendant de celles et ceux qui imaginent la banlieue comme un dortoir.
Mon Boulogne n'est pas un dortoir du tout... c'est une ville à multiples facettes. Avant, le quartier le plus résidentiel était lardé de rues prolbaques. Surtout une. Ca se mélangeait, tout le temps... Dans le temps, vous pouviez, si vous aviez de bonnes antennes, percevoir la façon dont le monde se brassait... les riches, les moins riches, les pauvres, les vedettes et les anonymes se frayaient. Il y avait de vraies connivences... on sautait d'une rue à l'autre, d'un univers à l'autre. Les années 30 jouxtaient les maisons ouvrières sans pourvoyeurs de séismes... un rêve à observer. Dans la rue des immigrés italiens, on voyait Lino Ventura arriver en Mercedes, costard sur mesure, qui allait taper la belote au café des Corses. il y avait, rue Mollien, le catcheur André Bollet et son café. on pouvait y apercevoir (très rare) un géant, le géant Ferré, qui mesurait 2m26 pour 200 kilos; on pouvait être ami(e)s tout en étant issu(e)s de milieux très, très différents... L'argot tutoyait le langage soutenu. Oh, bien sur, vous pouviez rester dans votre tribu. Mais si vos yeux étaient bons, vous pouviez aussi vous apercevoir de la multitude des existences. Observer le ballet des peintres en bâtiment arrivant au Bleu, le café QG qui a très peu changé. Observer dans le même café l'entrée de la patronne d'un des plus gros groupes de cosmétiques. Vous pouviez comprendre que la vraie classe n'est jamais acquise. C'était une leçon de lumière, d'éclairage, surtout. Chacun nourrissait ses fantasmes et ses envies. Il y avait des ilots flottants, poreux. Boulogne, Billancourt.
Boulogne a ancré une idée chez moi : le mot "place" n'existe pas. Je lui dois un peu la curiosité, l'envie de m'extraire, l'incapacité à penser en caste. Je ne suis pas certaine que cela aurait été possible ailleurs. Aurais-je eu la chance d'étudier autant de visages différents?
la ville multiple, lovée dans la boucle de la Seine, cernée par le Bois et par la capitale, a rétrécit ses possibles. elle s'est enrichie, tant mieux. elle s'est aussi un peu affadie, logique. Mais parfois, ça et là, surgissent des figures d'autrefois. Ce matin, j'ai pu en contempler une, pas si âgée, du reste. On a parlé de Bollet, de Ventura et des catcheurs. D'une sorte de dureté insolente qui régnait. Je me suis aperçue que je n'étais pas la seule gamine à aimer observer la foule. Que la ville, pour d'autres, avait rempli aussi cette fonction d'évasion bizarre à partir de la réalité. Qu'on peut encore serrer la paluche du cafetier et recréer des sensations que l'on croyait perdues. Qu'on peut donc aller où on veut sur cette terre.
Après la discussion au café, j'ai ouvert la boutique sous la pluie. C'était calme. Soudain, une femme d'un certain âge est entrée. elle regardait tout, avec le sourire; comme elle avait un léger accent, je lui ai demandé d'où elle venait. Une New yorkaise qui s'installe dans le quartier... j'ai failli hurler de joie. Elle m'a dit : "Vous savez, nous, Américains, nous sommes très...spontanés. j'ai un peu peur de la retenue française". Je lui ai répondu que j'étais cinglée comme une Américaine, et qu'à Boulogne, je ne suis pas la seule cinglée à taper la discute pour un rien. Elle s'est marrée. Elle reviendra.
Une bien jolie ode à Boulogne Valérie
Rédigé par : Anne Carbonnet | 08 janvier 2016 à 16:13