C'est étrange, la mort d'un président qui était déjà dans les limbes depuis des années. C'est d'autant plus étrange qu'il fut un homme très incarné. L'homme poreux, l'homme au sourire à fossettes, lesquelles donnaient du style et de la lumière à ses traits trop pointus, l'homme qui se marrait en disant tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas, le gaillard bouffeur de charcutailles, celui de la bière au petit matin, le protégé des PDG, le chouchou des gardiennes d'immeubles, le brasseur de femmes, le spécialiste des civilisations lointaines, le roi des vaches et des vacheries a cassé sa pipe.
Tout est prêt pour son éloge funèbre; chacun ira de son Chirac. La Corrèze, le grand Chelem de la mairie de Paris, et enfin, enfin, la magistrature suprême. Eloge d'un parcours au long cours. Le roi est nu, vive le roi.
Les grands escogriffes joviaux autant qu'ambitieux sont rarement des sentimentaux. Ce sont de belles bêtes à concours passionnantes à la maturité triomphante et à la vieillesse atroce.
C'est peut-être par cet aspect de séducteur invétéré que je trouve à Jacques Chirac un coté Maupassant, c'est-à-dire une gaité française.
Nous avons été le peuple le plus gai du monde. Et au pays des gaietés perdues, la figure du grand Jacques reste imprimée dans la rétine, fer de lance d'une gourmandise hexagonale. L'avaleur de têtes de veau à l'oeil au milieu de la joue - phrase inénarrable de ma grand-mère pour qualifier les cavaleurs - a vécu en courant, en embrassant, en brassant, en riant. Avec, peut-être, la phrase de Guy de Maupassant gravée en avertissement, quelque part au fond du crâne :
"Mais le bonheur, mon ami, ça n'est pas gai !"
La fin fut non seulement sans bonheur, mais aussi sans gaieté. Comme s'il avait tout donné n'importe comment. Comme s'il le savait, anar secret conscient de ses failles. Les dernières images de lui et de son couple médiatisé avec sa femme Bernadette sont des images dignes des films les plus noirs de Sacha Guitry - J'hésite entre la Poison et Le Roman d'un tricheur. Deux époux vieillissants qui se mordent en public, une fille dramatiquement perdue, une autre en Electre impassible, et une cour qui se raréfie... rien de glorieux, rien de joyeux. La politique a tout pris.
Alors, se souvenir de la star. Oui, Chirac possédait cette rarissime alchimie (sens inné du contact humain associé à une personnalité naturellement insaisissable, mystérieuse) qui crée, au sens littéral, les stars : quand une personnalité se donne sans compter sans jamais perdre une grande part de secret, elle fascine les foules...
Gardons donc cette gaieté coupante au charme oscillant entre acide et velouté qui n'est pas le bonheur, mais plutôt drôlerie dans la tristesse, telle une allégorie de notre charmant pays.
Reposez en paix, Monsieur le Président.
(Photo de mon cher ami Alain Guizard)