Les épopées de quatre ou cinq tomes ne sont pas fréquentes, sous nos latitudes. Quand elles existent, les journalistes littéraires français ne se battent pas pour les mettre en valeur. Hélas. Ils croulent sous les ouvrages courts, alors une saga...
Et pourtant... Il y a douze ans, une jeune femme a créé La Passe-miroir dont le premier tome fut édité chez Gallimard jeunesse avant de se retrouver chez Gallimard tout court. Nous étions en 2013. Christelle Dabos, une trentaine d'années à l'époque, clouée à l'hôpital par un cancer de la mâchoire, a ouvert son imaginaire aussi puissant que corseté par ses douleurs physiques pour s'embarquer dans une légende, une quête allégorique sur fond de science-fiction. Avant de continuer la critique de ce bijou, je précise que je suis viscéralement allergique à la SF. Mais que je suis inféodée aux contes de fées. Et je suis tombée genou à terre devant ces livres que je qualifie plus de contes que de romans SF. Vendus à plus de 500 000 exemplaires depuis la parution du premier tome, primés en 2016 du prix Imaginaire Gallimard, traduits avec à la clé une avalanche de propositions de films, ces ouvrages, qui tiennent du phénomène littéraire, sont restés à l'abri, cachés des médias. Un best seller discret, oxymore à la française ? j'en reste sidérée.
Sans déflorer l'intrigue qui s'étire entre énigme policière et métaphores de la condition humaine, on peut tout de même parler des influences qui construisent le récit. Christelle Dabos s'inspire plus de Marcel Aymé que de Lewis Caroll, des contes de Perrault plus que de ceux des frères Grimm ou du baroque de l'Europe centrale. Il règne, dans l'univers créé par cette jeune écrivaine, un formidable sens logique, classique, Grand Siècle. Cadré. Je viens d'apprendre sans surprise que le père de la romancière est un spécialiste du XVIIe siècle français... Ces livres sont teintés d'or, mais d'un or cartésien. Le personnage principal est une jeune femme, Ophélie, qui tient à son aspect anodin, pudique, peu imaginatif, conservateur, presque incolore. Une des forces du livre est de plonger Ophélie dans un monde d'épreuves chaotiques. Au contact des situations terrifiantes qui jalonnent son parcours, Ophélie, au départ antipathique, un peu mesquine, s'ouvre, se dépasse, s'outrepasse tout en gardant son identité, sa fidélité à sa nature conservatrice. L'amour, très présent dans ces ouvrages, est abordé à la Mme de La Fayette : en filigrane, en esquisse, en ellipse, en intimité à protéger coute que coute. Les passages amoureux n'en sont que plus grandioses. Et le prix sera lourd à payer...
Christelle Dabos aborde le paganisme, la tentation de l'homme-dieu, la menace des totalitarismes - avec un totalitarisme très présent dans ces ouvrages, celui de la Science, celui de l'IA. Sur la planète de la jeune Ophélie on croise des humains et des dieux. Mais Dabos décale l'angle, rendant ses divinités fascinantes : le dieu du Nord, celui des Pôles, ne s'appelle pas Thor ou Odin, mais Farouk. Il a beau être un géant à la blancheur de marbre, son visage reflète une beauté molle, ultra sensuelle ; il n'est que sensualité, il est même prisonnier de ses sens, d'une tendresse hébétée qui tourne à vide. Sur l'arche de la connaissance, règne une Hélène de Troie hideuse et détraquée. Quant au personnage féminin allégorie de la beauté, il est associé à une guerrière maternelle. Tout est trouble, tout est raisonnement face au trouble. L'écriture est d'une précision calligraphique, avec des fulgurants moments de poésie. Entre réel et irréel, l'héroïne valse en funambule, sans humour, mais avec une curiosité aux aguets.
Le dernier tome, le tome quatre, qui clôt la série, est sorti juste avant les fêtes de noel. Je viens de terminer sa lecture avec un gout aigre-doux car la fin, à mon sens, n'est pas à la hauteur de l'aventure, même si Dabos va au bout de son idée. Ce que la série gardait en incarnation vire au cérébral pur, elle oriente son récit final vers la physique-chimie au détriment de la puissance littéraire. Comme si elle en avait assez de son personnage. Comme s'il était devenu trop lourd pour elle. Comme si elle le disséquait sur une table d'opération avant d'en finir au plus vite. En dépit de ce bémol, lisez cette saga séduisante comme une féérie de l'hiver, glacée et brulante, qui fait appel à la mémoire de nos sens, au dolorisme sublimé, à l'évasion par l'imaginaire quand il n'y a plus que lui pour nous sauver.
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
- On entend dans les bois lointains des hallalis.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir.
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.
Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or.
II
Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
- C'est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ;
C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits ;
Que ton coeur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;
C'est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux ;
C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux !
Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
- Et l'Infini terrible effara ton oeil bleu !
III
- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.
Arthur Rimbaud
Rédigé par : Le Nain | 31 janvier 2020 à 04:11