Se réveiller trop tard après une mauvaise nuit, ouvrir son ordinateur, cotonneuse, pour lire les mails de la matinée et là, voir l'actualité : Johnny est parti. Comment ça il est parti? Ca veut dire quoi il est parti? Apercevoir dans un brouillard des photos qui arrivent sur les réseaux sociaux, sentir les épaules qui se tassent et se retrouver à pleurer comme un bébé devant l'écran, effondrée; sentir les pleurs redoubler alors qu'on pleure peu et s'en vouloir, comme d'habitude lorsqu'on pleure, même et surtout si c'est rarement.
On le savait qu'il allait mal, et le corps médical parisien, que je ne félicite pas, avait, dans certaines circonstances, brisé le secret médical.
Mais d'épreuves en agonies on se surprenait à le croire insubmersible. Allumer la télé à midi, un truc de vieille, un truc que je ne fais jamais. Les fans éperdus de chagrin affluent devant chez le chanteur, bouffis par les larmes, faisant redoubler les miennes. L'épopée Johnny enfle, et je me souviens...
J'aime les artistes de variétés, je plains les gamins qui n'ont pas pu rêver devant les shows des années 70 : recroquevillées sur le lit des parents, avec mes soeurs, on en a regardé, des Top à Johnny ou Sylvie...
Je plains aussi ceux qui n'ont pas pu soudoyer un revendeur de billet à la sauvette pour aller voir le roi-monstre. Pour la circonstance vêtue d'un débardeur pailleté, sanglée dans un falzar de cuir et bijoutée comme une Elvis girl (je vous parle d'un temps). Y avoir croisé des potes divers, à l'image du prisme large d'Hallyday, un producteur trotsko-oreillepercée-pull-marinière-rouflaquettes-poivre-sel-j'habite-dans-le-XXe, un autre acheteur en vin-visage-débonnaire,-cravate bleue marine-sur-chemise rose-ventre-rebondi, une autre coiffeuse-carré-platine-long-cou-grands-yeux, un autre rugbyman-pro-triceps-aux-aguets; leur sourire, agiter les mains, leur brailler un ça va? puis hurler avec eux.
Un jour de début des années 2000 je parlais avec Grande Amie, une de ces conversations sur nos sensibilités, notre gout pour les chansons populaires, pour ces grands-messes télévisuelles qui se regardaient avec la même ferveur durant nos enfances si différentes...
Rachida sourit : "viens avec moi à l'anniversaire de Johnny!
- T'es cingle?
- Mais non, allez, viens, je vais les avertir !
Elle a réussi à m'embarquer un soir de juin sur la péniche des réjouissances. J'avais demandé en rigolant la permission à mon mari qui s'était marré : "Bien sur, vas-y, tu me raconteras tout, hein... "
Je me souviens du trac avant de monter sur le bateau et de l'ébahissement lorsque je me suis retrouvée à serrer la main de l'idole. Ce fut rapide, je n'ai pas pu prononcer un mot, je suis restée pétrifiée à bredouiller comme une malpropre - je crois qu'il ne m'a même pas vue. J'ai passé la soirée entre deux pointures du cinéma et de la chanson, dans la ouate, serrée par un sentiment à la limite de l'usurpation. Il trônait, entouré de sa femme surnaturelle de gentillesse et de sa fille Jade. Il ne semblait pas en forme, le teint gris, l'oeil jaune, faisant plus penser à un alligator las, à un seigneur forain épuisé qu'au renard ravageur des années de splendeur. Je me sentais heureuse et intimidée, soutenue par Grande Amie avec laquelle j'échangeais des regards télépathiques : si un jour j'avais pensé être LA... On se regardait et les images de nous-deux gamines se superposaient dans nos rétines.
A la fin du diner, il est monté sur une petite scène, il a remercié poliment ses invités, a précisé "qu'il avait eu quelques soucis de santé mais que tout allait bien", a attrapé une guitare et nous a offert une première chanson qu'il a présentée comme la préférée de sa fille. Applaudissements épars. Je ne me souviens plus de ladite chanson, mais je me souviens parfaitement de celle qu'il a entonnée par la suite car un miracle est arrivé : il a littéralement ressuscité sur "Toute la Musique que j'aime", une lumière l'a enveloppé, sa stature s'est allongée, comme si des tripes venaient des élans éblouissants de renaissance. Je n'ai jamais, jamais vu ça de ma vie, jamais. Une transcendance. Les invités se sont tous levés de leur chaise sans dire un mot, une clameur muette de cathédrale s'est installée, éperdue de sentiment d'affection et de respect. C'était magnétique, l'énergie l'irriguait lentement, elle montait du sol, il semblait aller la chercher en s'agenouillant, dans un geste pour la cueillir puis nous la donner.
Je me souviens être revenue à la maison surexcitée et d'avoir raconté en mangeant les phrases la soirée à un François attendri. Quand François est tombé gravement malade, j'ai songé maintes et maintes fois à cet instant. J'ai essayé de l'enlacer d'amour et de volonté, et nous avons connu des instants de "résurrection".
Hommage national ou pas, nous avons tous quelque chose de Johnny. Retenir la nuit, se souvenir des jours, penser à celle qui l'a soutenu sans faille, à son amour délicat et à son chagrin, penser à sa tribu, son clan, son public. Se recueillir.
Photos Alain Guizard